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Les sciences sociales sont elles spéciales parmi les sciences ?

Introduction

Ce que le sens commun appelle sciences et qu'il caractérise souvent de « dures » ou « d'exactes » désigne en fait les sciences de la nature, qu'elles soient expérimentales, d'observation, ou uniquement de raison. Le caractère scientifique de la biologie (qui n'aborde de l'homme que son caractère d'entité naturelle et non l'imbrication en lui du naturel et du culturel), la physique, la mathématique (science pure, puisque qu'elle se déploie dans l'espace et le temps pur, formes a priori de l'entendement (1)) etc. tiendrait aux méthodes mises en œuvre pour attester de connaissances certaines car vérifiées expérimentalement et de les exprimer sous formes de lois, c'est-à-dire de relations universelles et nécessaires qui sont l'élaboration « d'une constitution rationnelle différenciée de l'empiricité » (2).

De plus, les objets et phénomènes étudiés par cette démarche intellectuelle particulière sont toujours distincts du sujet qui les étudie et qui se pose face à la nature, non comme l'écolier qui vient boire les paroles de son maître, mais comme un juge soumettant les phénomènes à la question, muni de sa raison (3).

Les sciences avaient déjà connu de nombreuses révolutions, ce que Bachelard nomme « coupures épistémologiques » et Kuhn « changements de paradigmes », ces hypothèses pensées comme absolues qui remettent en question les fondements méthodologiques d'une science constituée et amorcent le passage d'une science à une autre (prenons comme exemple la cosmologie aristotélicienne mise à mal par l'astronomie ptolémaïque), lorsque Rousseau constatait amèrement dans son Second Discours : « La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me parait être celle de l'homme ».

Les sciences dites humaines en France, et de façon moins équivoque « sociales » dans les pays anglo-saxons, peuvent se comprendre comme étant l'étude de tout ce qu'il y a de spécifiquement humain ; le langage, les formes de vies culturelles dans nos sociétés et dans des sociétés différentes, les formes et catégories de pensée, le psychisme, les évènements du passé qui « font histoire » (respectivement la linguistique, la sociologie et l'économie dans une certaine mesure puisque nous tenterons de montrer que celle-ci a un statut original dû à son analyse multi-scalaire, l'ethnologie, l'anthropologie, la psychologie et l'Histoire).

Mais est-ce au même titre que l'on parle de sciences sociales et de sciences ? L'existence de l'adjectif constitue-t-il une restriction sur le premier terme ?

Cette interrogation qui vise à déterminer si les sciences sociales sont spéciales parmi les sciences peut revêtir plusieurs sens. Il s'agit de se demander si les sciences sociales utilisent et peuvent utiliser les mêmes méthodes que les sciences étant donné le caractère particulier de leurs études. Rencontre-ton le même degré d'exactitude dans les deux ? Plus radicalement, le mot science est il légitime concernant les sciences sociales, non parce que ces dernières n'useraient pas de méthodes scientifiques, mais parce que l'homme ne saurait constituer un objet d'étude scientifique ?

Le présupposé qu'il faudra analyser, est ici que l'homme possède une dignité qui le place au dessus de tout ce qui existe, ce que Merleau Ponty (4) appelle un « génie de l'équivoque et de l'échappement », et qui interdit de prétendre sans contradiction logique à une science de l'« imprévisible », du libre, alors même que la science a pour but de mettre en évidence des relations constantes et nécessaires (qui ne peuvent pas ne pas être) entre les phénomènes. En bref, si l'homme est libre, c'est-à-dire s'il possède cette faculté qu'à une causalité de se déterminer indépendamment de toute condition ou circonstance extérieure, reste t-il une place pour une « science » (du latin scienta, connaissance) humaine ?

Posée ainsi, la question a quelque chose d'une antinomie ; reformulons-la. Y'a-t-il moyen de tenir ensemble la thèse d'une spécificité des sciences sociales par leur objet sans vider de son sens le terme de science ? Pour ce faire, ne faut-il pas remettre en question la thèse de l'unité des sciences sociales et distinguer sciences des actions rationnelles et par conséquent prévisionnelles, comme l'économie et études des comportements non soumis ou peu au « principe de rationalité », comme la sociologie ou la psychologie et dont les statistiques à grande échelle permettent de dégager des moyennes, des « normes » mais non des lois ? La question posée nous invite donc à interroger les distinctions des sciences sociales d'avec les sciences, et celles qui existent entre les sciences sociales.

Développements

Les sciences sociales s'étant constituées historiquement après les sciences, ces dernières ont pu fournir le modèle éprouvé de leurs méthodes. Leur caractère scientifique se justifierait par la méthodologie employée. Ainsi que le dit Carl Hempel, épistémologue contemporain: « L'un des caractères les plus frappants et l'un des grands avantages méthodo-logiques de la science de la nature, c'est qu'un grand nombre de ses hypothèses peuvent être testées expérimentalement. Mais le contrôle expérimental des hypothèses ne constitue pas un caractère distinctif de toutes les sciences de la nature et d'elles seules. Il ne permet pas de tracer une frontière entre science de la nature et science sociale, car la psychologie, et à un moindre degré la sociologie, utilisent également des méthodes de contrôle expérimental » (Éléments d'épistémologie)

Les sciences sociales sont donc bien des sciences positives, comme l'entendait Auguste Comte : elles visent à décrire des faits, des réalités autres que postulées, qu'ils soient sociaux ou psychologiques, par des procédés déductifs-nomologiques même si les procédures de vérification ne peuvent être identiques à celles des sciences. On ne peut mettre une société en laboratoire, ni faire jouer les hypothèses de départ. C'est toujours au donné que le sociologue a à faire, et à partir duquel il analyse par des enquêtes de terrain, des questionnaires et enquêtes statistiques à grande échelle. Mais l'un des dangers épistémologiques est ici qu'en l'absence de vérification empirique des hypothèses de départ, le chercheur en sciences sociales puisse mettre en place les conditions permettant de réaliser, de rendre effectif cela même qu'il prédisait.

C'est pourquoi toutes les théories sur l'homme ne sont pas sciences humaines. Une théorie qui repose sur des hypothèses invérifiables ou non contrôlables empiriquement n'est pas une science : ce qui faisait dire à Karl Popper, que la psychanalyse, et son hypothèse fondamentale de processus mentaux inconscients tripartites, n'était pas une science, et qu'il n'était épistémiquement pas possible d'inférer de son efficacité à sa véracité scientifique. Car ce que la médication nous apprend, c'est qu'il existe un effet « placebo » réel, d'autant que celui qui le prend n'a pas connaissance de son caractère illusoire. L'imagination produit des effets réels : se dire « Je vais guérir » fait déjà avancer la guérison d'un pas.

Cet exemple de la « prophétie auto-réalisatrice » (Bourdieu) indique l'une des spécificités des sciences sociales : les représentations qui circulent, les discours investis de pouvoir dont la visibilité est accrue par la médiatisation, contribuent à façonner la réalité dans la mesure où elles modifient la perception des acteurs et orientent leurs actions futures. Cette notion a en fait été formée par le sociologue fonctionnaliste Robert K. Merton, le père du Nobel d'économie 1997 Robert Merton, à partir du « Théorème de Thomas » : « Si les hommes considèrent des situations comme réelles, alors elles le deviennent dans leurs conséquences ». Selon Thomas, les actions individuelles se comprennent au regard de la « définition de la situation » que ceux-ci font avant d'agir. Aussi, peu importe que les individus se trompent, que leurs représentations soient justes ou fausses, car les actions conséquentes à une croyance sont identiques que celle-ci soit juste ou fausse.
Une telle rétroaction est tout simplement impensable dans le domaine des sciences : Annoncez à une pierre que toutes les autres ont décidé aujourd'hui de ne plus obéir à la loi de gravitation universelle, et vous ne la verrez pas céder à la panique, faire comme les autres et déroger à sa nécessité de chute verticalement selon l'équation galiléenne. Un phénomène similaire s'est pourtant produit lors de la Grande Crise de 1929, qui a vu les détenteurs d'actions réagir en chaine par phénomène de contagion bancaire et boursière.
A cet égard, Pierre Bourdieu n'a cessé de dénoncer l'illusion qu'il y a à observer les pratiques humaines comme on observerait une réalité naturelle. Les sciences sociales supposent de la part du scientifique qu'il n'oublie jamais de quel point de vue il parle, quelle position il occupe lui-même dans l'espace social, ainsi que le pouvoir dont son discours est investi.

« Les objets de la science sociale et la manière de les traiter entretiennent toujours une relation intelligible avec le chercheur défini sociologiquement, c'est-à-dire par une certaine origine sociale, une certaine position dans l'universalité, une certaine discipline etc. » (Questions de sociologie.)

N'en concluons pas trop vite que l'objectivité des sciences sociales est impossible ; elle nécessite simplement un effort supplémentaire d'objectivation du chercheur, et de conscience accrue des effets de distorsion. Mais, si la relation du sujet à l'objet social, lequel est toujours « total » comme l'a noté Marcel Mauss c'est-à-dire qu'il est toujours multidimensionnel et engage la totalité de la société, peut prétendre à l'objectivité, il n'en est pas de même pour la prévisibilité de ces faits sociaux. Popper écrit, au sujet de la psychologie, quelque chose qui nous semble légitime pour l'ensemble des sciences sociales :

« L'idée de prédire l'action d'un homme avec le degré voulu de précision, quel qu'il soit, par des méthodes psychologiques est à ce point étrangère à la pensée psychologique qu'on ne peut que difficilement saisir ce qu'elle impliquerait. Elle impliquerait par exemple, la capacité de prédire, au degré voulu de précision, la vitesse à laquelle un homme monterait à l'étage supérieur en sachant qu'il doit y trouver une lettre l'informant de sa promotion-ou de son licenciement » (L'univers irrésolu)

En effet, les sciences de la nature, à un degré beaucoup plus fort que les sciences sociales, sont déterministes et le « déterminisme scientifique n'affirme pas simplement l'existence de causes mais soutient également que la connaissance de ces causes mais soutient également que la connaissance de ces causes nous permettrait au moins en théorie de prédire un évènement avec un degré de précision aussi grand qu'on peut le souhaiter » (Jacques Bouveresse).

Le concept symétrique à celui de déterminisme est celui de « holisme », les individus étant déterminés par la force coercitive exercée par la société, laquelle est le tout supérieur à la somme des parties (les individus), irréductibles à elles. Or, l'un des corrélats du déterminisme sociologique est la modélisation de l'homme comme agent non totalement rationnel mais intelligible par les connaissances des formes de vie sociale et de l' « inconscient collectif », et dont les actions ont un sens. Quelle légitimité épistémologique et philosophique ce type de modélisation a-t-il ?

Pour notre analyse, nous prenons l' « homo œconomicus » comme paradigme. Sans prétendre en épuiser les problématiques, ce qui n'est pas notre sujet, nous tenterons d'en dégager les principaux enjeux pour nous.
Si l'on s'en tient aux individualités, nulle science de l'humain n'est envisageable. Il n'y a de science que de l'universel, autrement dit de l'unité de la diversité. Le présupposé à toute modélisation de l'humain est qu'il y a des dénominateurs communs à tous les individus et que ce sont eux qui sont l'objet de toute modélisation objective, et non l'humain dans sa complexité, dans son individualité, son histoire et son vécu, qui font qu'il déroge parfois à la règle. Ayant bien en tête que tout modèle est nécessairement modèle simplifié permettant de dégager des lois pour « les grands nombres », nous pouvons entamer l'explication.
L'homo œconomicus est un modèle de l'homme comme agent rationnel, dont les choix sont transitifs, cohérents et visant à maximiser sa fonction d'utilité. Or, cette modélisation qui permet l'élaboration de modèles mathématiques applicables à l'économie pose de nombreux problèmes, qu'ils soient épistémologiques ou métaphysiques. On se souvient par exemple de la critique de Bourdieu, portant sur la nécessaire inadéquation entre la réalité et le modèle, entre la « deliberative rationality » de Sidwick qui suppose une information parfaite quant aux conséquences et les innombrables biais cognitifs qui interfèrent dans le processus décisionnel des individus :

« Le mythe de l'homo œconomicus et [de] la rational action theory [sont des] formes paradigmatiques de l'illusion scolastique qui portent le savant à mettre sa pensée pensante dans la tête des agents agissants et à placer au principe de leurs pratiques, c'est-à-dire dans leur « conscience », ses propres représentations spontanées ou élaborées ou, au pire, les modèles qu'il a dû construire pour rendre raison de leurs pratiques » (Structures sociales de l'économie)

De surcroit, l'un des présupposés de la modélisation est que tous les hommes cherchent le bonheur, bien suprême aux yeux de tous et que celui-ci est « principe de l'action », c'est-à-dire qu'il est la fin visée de toute « délibération rationnelle » (5). Si cette quête du bonheur paraît universelle, rien n'interdit pourtant d'imaginer que certains hommes régissent leurs actions en fonction d'autres principes qui ne remplissent pas la condition de mener au bien pour chacun, c'est-à-dire au bonheur. Et Aristote a beau résoudre cette difficulté en l'évaporant (6), notre conscience de moderne reste dubitative quant à cette volonté universellement bonne. Quant un individu en vient à annihiler la condition de toute existence, c'est-à-dire sa vie ; on peut mal défendre l'idée selon laquelle son acte était motivé par un désir d'optimiser son bonheur, sauf à faire preuve d'une mauvaise foi toute sartrienne. Sont ainsi mis à mal l'universalité de l'aspiration humaine et l'unicité des préférences pour tous quelque soit la société et la culture (7).
L'objection n'est malgré tout pas fondamentalement gênante puisqu'elle relève de particuliers ne reflétant en rien les positions du « grand nombre ». Mais ce qui n'est pas valable empiriquement se trouve néanmoins justifié par des théories normatives faisant appel à des catégories métaphysiques de « dignité, respect de soi même et honte ». C'est dans cette perspective qu'il faut aborder l'indice de développement humain (IDH) du prix Nobel bengalais Amartya Sen qui pose des minima sociaux universels en deçà desquels la question du bonheur ne se pose pas, tant les individus sont occupés à leur survie quotidienne. On le voit, les sciences sociales ne peuvent se contenter de poser arbitrairement des hypothèses pour stopper la régression à l'infinie sans se poser la question de l'humain ni postuler des idées métaphysiques, lesquelles ont l'avantage de rendre raison de la difficulté même.
Impossible pour autant d'inférer de ce constat à une hiérarchisation des sciences avec en haut de l'échelle les sciences et plus bas les sciences humaines ; les unes sont hypothético-déductives et expérimentales et les autres déductives-nomologiques, morales pourrait on presque dire. Elles ne proposent pas une connaissance qui serait celle d'une nature ou d'un destin programmé. Quand il analyse la réalité sociale comme un processus de domination ; le sociologue donne en même temps des moyens intellectuels de s'en libérer et de modifier une situation, l'économiste propose des façons d'optimiser les structures. Les sciences sociales sont donc spéciales par leur fin : non la connaissance en soi, mais une certaine prise sur la réalité qu'elle étudie. Pour le dire autrement, et en dépit du caractère démodé du mot, les sciences sociales sont des sciences engagées. Et c'est de cet engagement que provient le doute quant à la légitimité du terme de science les concernant.
La validité d'une science est proportionnelle à sa capacité d'intégration de la critique, à son potentiel amovible, adaptable, à ce qu'elle persiste à être porteuse de vérité alors qu'elle n'est elle-même pas vraie. Qu'en est-il de cette capacité concernant les sciences sociales ?
L'ensemble de l'apparat critique est prix en compte par la science sociale elle-même, qui se trouve sans cesse dans une posture réflexive et en vient à rendre intelligibles ses marges d'erreur. Par exemple, lorsque la théorie économique s'occupe de rationalité, elle ne se contente pas d'inventer et d'agencer des concepts techniques, mais elle fait la critique de ses propres inventions. Historiquement, ce sont des économistes qui, avec Allais, ont introduit les variantes non linéaires de la théorie de von Neumann et Morgenstern : les psychologues n'ont fait ici que suivre et accentuer un mouvement déjà lancé. Ce sont les théoriciens des jeux qui ont contesté les premiers et le mieux la validité de l'induction à rebours. C'est en économiste, et non pas en psychologue, que Simon a formulé sa conception initiale de la rationalité limitée. Si, le tout dans le tout, les caricatures fournissent peut-être une moins mauvaise analogie de la méthode économique que les cartes routières, c'est que la discipline ne se contente pas de produire des représentations exagérées.
Elle est aussi la seule qui puisse expliquer, en s'élevant jusqu'aux concepts naturels, pourquoi ce sont des exagérations. En l'occurrence, sa méthode, qui serait facile à illustrer par l'article célèbre d'Allais (1953), consiste à remonter vers les schèmes du raisonnement pratique ordinaire, voire au principe de rationalité lui-même, puis à redescendre vers de nouvelles représentations exagérées. Par ce va-et-vient caractéristique, la discipline renouvelle le stock de ses caricatures. Ce qui nous mène à une autre définition de la science, débarrassée de l'illusion de la vérité pure née ex nihilo : Dans les sciences, la vérité advient de l'erreur et en reste entachée, jusqu'à ce que les fondements de cette science soient dépassés par une « coupure épistémologique ». Autrement dit, c'est parce que Descartes a élaboré le modèle mécaniciste des « animaux machines » que la physique a pu en mesurer les limites mais aussi les avancées sur lesquelles une nouvelle science dynamique pouvait faire fond. C'est-à-dire que l'erreur est féconde ; Pour notre problématique de la spécificité des sciences sociales par rapport aux sciences, l'argument est important.
Car la discipline qu'impose l'approche scientifique (8) peut certes entraîner des reculs en pertinence (Qui en effet ne rit pas en pensant à la naïveté du modèle mécaniciste cartésien ou à celle des cosmologies rationnelles de Platon?) mais constitue une condition du progrès de la connaissance à long terme. Ainsi, l'homo œconomicus est une caricature certes peu probable de l'homme réel, mais elle est une fiction normative productive qui permet de saisir (9) des dimensions de la réalité. De plus, et ainsi que le dit Robert Solow : « Un bon modèle doit être à même d'expliquer un grand nombre de faits en ne faisant appel qu'à un nombre restreint d'hypothèses », condition que remplit la fiction normative d'agent rationnel, laquelle est en réinvention permanente.
Or, cette spécification des prémisses au raisonnement dans la démarche économique est irréductible au « principe de rationalité », qui est métaphysique plus que scientifique, et dont se réclament l'ensemble des sciences sociales et qui postule que les hommes agissent selon des raisons conscientes et inconscientes, et pour reprendre l'expression de Philippe Mongin «d'une manière qui s'accorde à leurs désirs et à leurs croyances ».
Ce qui nous mène à établir une typologie des sciences sociales, non plus en différentiation des sciences mais d'une façon interne aux sciences sociales, en se détachant de la thèse de l'unité méthodologique des sciences sociales. Ainsi, la sociologie peut avoir à l'égard de l'économie deux fonctionnalités : celle de la complémentarité puisque elle étudie les aspects « non logiques » (Pareto) de l'action ou la dimension englobante qui vise à dépasser l'unilatéralisme du point de vue économique.
C'est pourquoi, Boudon dans La logique du social esquisse un homo sociologicus qui répondrait à des déterminations différentes que celui du principe de rationalité, que Popper regardait comme « partie intégrante de toute, ou presque toute, théorie testable dans les sciences sociales » en en faisant la loi des lois en sciences sociales. La sociologie peut par conséquent être considérée comme lieu disciplinaire des déterminations non rationnelles des comportements sociaux. Les explications des sociologues invoquent en effet fréquemment les rôles fonctionnels, les normes de groupe, les pratiques établies (c'est ainsi qu'il faut comprendre l'habitus, cette façon d' « être au monde » (Heidegger) qui provient de l'incorporation des expériences vécues, de la langue, de la culture et du découpage du monde qu'elle engage). Ces explications sont de type causal et il existe heureusement pour la liberté d'autres causalités que mécaniques.

Conclusion

Nous avons donc tenté de montrer que sciences sociales procédaient d'une scientificité faisant fond sur ce Platon nomme dans le Timée, un « mythe vraisemblable » et que parmi elles, l'économie occupait une place originale. Il convient néanmoins de ne pas sous-estimer le rôle des mythologies scientifiques même dans le domaine des sciences « dures », ainsi que leur place féconde dans l'élaboration de la rationalité (10). A un tel niveau d'inconscient, scientifiques de tous bords sont au même niveau d'illusion conscientisée.
Enfin, des changements paradigmatiques existent aussi dans les sciences sociales : L'heure est au postmoderne et non plus à la « modernité » (11). Déconstructivisme aidant, tout un courant des sciences sociales proclame la nécessité, pour la macro-échelle de céder la place à la micro-échelle, comme de privilégier l'inductif sur le déductif . Place donc à la « complexité » dans trois domaines : dans la réalité des choses puisque le monde semble de plus en plus compliqué ; dans la perception de cette réalité par ceux qui tentent de l'appréhender, économistes comme philosophes ou sociologues ; enfin dans la prise en compte de cette complexité lors des actions des politiques. Il y a certes une distance importante entre la pensée complexe d'Edgar Morin, fondée sur une épistémologie de la biologie, et la perception plus prosaïque des multiples interactions du monde dans lequel s'agitent les sociétés : le complexe du philosophe n'est pas réductible au compliqué du développeur. Mais c'est à chaque fois la même humilité devant la prise de conscience de la réalité (12), et de la même ambition d'une pensée « multidimensionnelle » qui se déprend de l'illusion scientifique de faire cadrer les schèmes de raison avec la réalité. Le tableau ci-dessous est à ce titre pertinent pour mesurer la distance prise par les sciences sociales d'avec l'approche scientifique moderne.

Annexes
(1) Critique de la raison pure, Kant.
(2) L'engagement rationaliste, Bachelard.
(3) Analogie de Kant dans la Seconde préface de la Critique de la raison pure, Kant.
(4) Phénoménologie de la perception, Merleau Ponty.
(5) Sur la question du bien comme rationalité, voir les chapitres 64 et 65 de la troisième partie de la Théorie de la justice, de Rawls, qui élabore, à partir de concepts aristotéliciens un concept du bonheur optimal.
(6) Dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote défend la thèse du bien comme aspiration universelle chez les humains. Si les hommes agissent mal, ce n'est pas du fait d'une volonté de mal faire ou de se rendre malheureux mais cela provient bien d'une erreur de jugement dans la « délibération rationnelle » qui a confondu bienfait immédiat et bonheur, dont la temporalité est étirée au plus long terme.
(7) Pour la définition de culture qui importe à notre analyse, arrêtons-nous à celle de Claude Lévi-Strauss dans l'Introduction à Marcel Mauss, p XIX : « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de système symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion. »
(8) Par exemple, en économie, la modélisation micro-fondée.
(9) Begriffen : terme allemand qui exprime bien l'image de la saisie de la réalité qu'est le concept.
(10) L'analyse de Jean Pierre Vernant nous a permis de sortir de l'illusion du « miracle » de la pensée grecque, du Logos, en analysant ce que celle-ci devait aux modifications sociétales, politiques et mentales du monde mycénien.
(11) Voir Tableau ci après.
(12) Morin écrit: « La complexité est un mot problème et non un mot solution ».

Les courants modernes et post-modernes dans la pensée du développement

Les courants modernes et post-modernes dans la pensée du développement

Bibliographie
– Bachelard, Gaston. 1938. « La formation de l'esprit scientifique. » Éditions Vrin, Paris.
– Bachelard, Gaston. 1972. « L'engagement rationaliste. » Éditions PUF, Paris.
– Hempel, Carl G. 1972. « Éléments d'épistémologie. » Traduit par A. Colin, Éditions Prentice Hall, 1966.
– Kant, Emmanuel. 1787. « Critique de la raison pure. » Traduit par Alain Renaut, Éditions Garnier Flammarion, Paris, 2006.
– Kuhn, Thomas S. 1962. « La Structure des révolutions scientifiques. » Éditions Champs Flammarion, 1983.
– Merleau-Ponty, Maurice. 1945. « Phénoménologie de la perception. » Éditions Gallimard, Paris, 1995.
– Mongin, Philippe. 2002. « Le principe de rationalite et l'unite des sciences sociales. » Revue économique, Vol. 53, No. 2, pp. 301-323
– Pareto, Vilfredo. 1906. « Manuel d'économie politique. » Piccola Bibliotheca Scientifica, Éditions Libraria, Milano. Traduit par Giard et Brière, 1909.
– Popper, Karl. 1984. « L'univers irrésolu. » Traduit par Renée Bouveresse, Éditions Hermann, Paris, 1984.
– Rawls, John. 1971. « Théorie de la justice. » Éditions Seuil, Paris, 1987.

– Vernant, Jean-Pierre. 1962. « Les origines de la pensée grecque. » Éditions PUF, Collection Quadrige, Paris.

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Un commentaire

  1. Votre texte pose frontalement le problème auquel oppose les sciences humaines et sociales et les sciences exactes en Afrique et au Gabon en particulier, où les premières sont considérées comme secondaires. Chaque fois qu’un projet est initié, les sciences humaines et sociales sont exclues et apparaissent comme des apendices.