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Meurtre sur la route de Bethlehem

Meurtre sur la route de Bethléem

Batya Gour.

L’auteur : Batya Gour (1947-2005) a d’abord enseigné la littérature à l’Université israelienne avant de venir à la littérature policière sur le tard. Elle a d’ailleurs été une pionnière en ce domaine en Israël.

« L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le présent homogène et vide mais le temps saturé d’ « à-présent ». Walter Banjamin.

Introduction.

La difficulté de la forme littéraire « roman policier » ayant comme sujet l’Histoire d’un pays ou un de ses épisodes sensibles, ce que David Biale appelle la « contre-histoire », tient en la gageure de tenir ensemble deux exigences a priori inconciliables pour l’auteur : incarner ses personnages, faire vivre minutieusement une situation particulière et tenir sur les détails luxuriants et autres personnages secondaires, qui font une bonne enquête policière de roman noir, tout en mettant en perspective cette enquête avec des considérations critiques, historiques et sociales. En bref, faire de l’enquête policière autre chose qu’un prétexte et de la grande Histoire (l’Histoire avec une grande Hache comme dirait l’autre) autre chose qu’une toile de fond plus ou moins pâle.

Batya Gour, avec son « Meurtre sur la route de Bethléem » réussit parfaitement cette heureuse alliance littéraire, pour le plus grand bonheur du lecteur.

Dans ce compte rendu de lecture, nous ferons le choix d’analyses orientées, voire parcellaires et qui ne retracent pas, dans son exhaustivité ni dans ses rebondissements, le roman. Nous nous demanderons plutôt comment ce roman met en jeu des questionnements forts et pertinents sur l’identité israélienne, le multiculturalisme, les débuts de l’Etat d’Israël et le racisme entre juifs.

En effet, ne faut il pas se déprendre de l’illusion courante qui fait de tous les juifs, un peuple unifié et identique à lui-même, alors qu’à un certain facteur d’unité s’agrégeraient de multiples facteurs de différenciations culturelles qui se manifesteraient en Israël ? Et le roman, qui incarne des individualités vraies quoique fictives, n’est-il pas l’antidote à trop de conceptualité abstraite ?

Développement.

Ici, l'enquête commence par la découverte d’un corps sur les hauteurs de Jérusalem dans un endroit saugrenu qui nous présente le personnage principal, le commissaire Michael Ohayon, juif d’origine marocaine, ancien étudiant en Histoire, divorcé d’une ashkénaze ; en bref, un démenti vivant aux idées reçues sur l’archétype du juif oriental.

Là ou ce dernier est vulgaire, hâbleur et peu cultivé, celui-là est très diplômé, raffiné et humaniste, dans toutefois rien nier de ses origines. Les réactions condescendantes, admiratives, voire franchement racistes dont il est l’objet de la part de divers personnages du roman semblent même l’amuser.

Les personnages de Batya Gour, à commencer par le commissaire Michael Ohayon, qui est à Gour ce qu’Hercule Poirot est à Agatha Christie, sont complexes et échappent à toute typologie classique.

Dans ce roman, Michaël Ohayon semble presque trouve un frère, un double littéraire en la personne de Nathaniel Bashari, le frère de la victime Zohara Bashari, israélien d’origine yéménite, historien spécialiste d’histoire russe, marié à une ashkénaze « kibutznikit », et qui représente l’intégration à l’identité israélienne face à sa sœur qui elle est la porte voix d’une minorité qu’elle juge opprimée et trop longtemps silencieuse sur les scandales qui ne sont pas entrés dans les livres d’histoire, sur la contre-histoire du sionisme.

Le mariage, qui a tout les traits d’une mésalliance, de Nathaniel Bashari, lui est significativement vivement reproché par sa sœur, qui voit dans ce mariage une traitrise de son identité et du destin de sa communauté. Ce mariage avec « une blonde aux yeux bleus » (et ici les caractéristiques physiques valent comme signifiants identitaires) est assimilé à un mariage occidental/oriental voué à l’échec, étant donné les différences de mœurs entre les deux communautés (hautaines et froides pour les ashkénazes vus par les yéménites ; arriérées et barbares, au mieux charmantes et folkloriques, pour les yéménites vus par les ashkénazes).

L’opposition entre le frère et la sœur synthétise la tension entre deux conceptions de l’identité et de la communauté. Ainsi, à la page 67, Nathaniel, ignorant encore la mort de sa sœur se remémore leurs échanges houleux:

« Nathaniel, lui, était de plus en plus révolté par ce qu’il appelait le fantasme yéménite de sa sœur, en totale contradiction avec l’esprit d’ouverture qu’il défendait pour la synagogue : il voulait en faire un lieu de brassage, qui, justement, casserait le cloisonnement ethnique du quartier. […] Lorsqu’il avait essayé de lui expliquer que l’appartenance ethnique ne voulait plus rien dire à notre époque, il avait juste réussi à déclencher les foudres de Zohara, qui lui avait rétorqué que tout ce qu’il avait fait dans la vie, tout, y compris le poste qu’il occupait à l’Université, prouvait exactement le contraire. »

Puis Nathaniel se souvient de cette phrase, qui est écrite entre guillemets, comme pour garder sur la page la blessure infligée par Zohara : « Il suffisait de voir le prix qu’il avait du payer pour grimper les échelons de la société israélienne : renoncer servilement à ses origines »

Pour Zohara, l’alternative est simple : s’intégrer à la société israélienne qui est fondée sur l’effacement des vaincus au profit des vainqueurs, et alors se perdre, se trahir, soit revendiquer son particularisme au risque de la fracture sociale et de renoncer à toute identité commune. Le frère et la sœur représentent deux difficultés magnifiquement exprimées par Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’Histoire.

Zohara pourrait être celle qui « se nourrit de l’image des ancêtres asservis, non de l’idéal d’une descendance affranchie » et ainsi se gargarise de haine et soif de justice mortifère alors que Nathaniel serait celui qui se laisse absorber avec enthousiasme dans la culture dominante, celle des « vainqueurs » c'est-à-dire de ceux qui « écrivent l’Histoire ». Sans doute le personnage, si Dieu lui prêtait une vie extra-livresque récuserait-il jusqu’à cette partition entre vainqueurs et opprimés.

Cette opposition se redouble dans la guerre à mort que mènent les Bashari avec les Benech, juifs d’origine hongroise, leurs voisins, et qui symbolise cette coexistence difficile inhérente à la réalisation su projet sioniste : réunir sur une même terre tous les juifs au seul motif de leur judéité, en dépit des différences, pour fonder une nouvelle société, la société israélienne. Cette « israelité » est elle une identité radicalement nouvelle, construite par tous et avec tous ou bien n’est-elle qu’une « ashkenazité » sécularisée ?

Comme dans toute guerre d’usure, personne ne sait réellement quand ni par quoi cette guerre entre voisins a été déclenchée. La seule constante, c’est la détestation réciproque avec interdiction d’échanger, interdiction qui est à la source du conflit que l’on découvrira à la fin : les enfants Zohara et Yoram s’aimaient et ne pouvaient vivre leur amour car celui-ci était rendu tabou. Les crispations identitaires des uns et des autres ont rendu impossible l’existence sociale de ce couple. La tension individu/ famille ou communauté est ici à son comble.

Il est intéressant de noter que les hommes sont plutôt passifs que véritablement violents et partie prenante de la lutte ; les femmes sont, (reste de lieu commun ?) vindicatives et agressives et entretiennent la détestation réciproque, qu’elles alimentent comme un feu sacré.

A travers le personnage de Zohara, qui n’est présente qu’évoquée (elle est déjà morte quand le temps romanesque s’ouvre) c’est la question du sionisme réel qui est posé : et si le sionisme était une idée occidentale, fait par et pour des juifs ashkénazes, et qui s’était réalisé sur des actes immoraux vis-à-vis des communautés orientales ? Dans ce roman, c’est le scandale des enfants volés qui est l’évènement passé qui innerve encore le présent.

A leur arrivée en Israël, les Bashari se font enlever dans le camp leur petite fille Zohara (appelée la grande Zohara, par opposition à la jeune Zohara, celle qui, en portant le prénom de l’Absente, est un rappel constant du traumatisme à ses parents et porte presque mystiquement son identité et sa Voix) malade, officiellement décédée, mais sans corps, et sans moyen de réagir, et ce avec la complicité du personnel ; c’est ce qu’on a appelé le scandale des enfants volés. Cette injustice fondatrice, ancienne mais vivace par la douleur tue des parents Bashari, est à la source de la révolte de Zohara.

Plus tard, l’enquête des enfants Bashari et de Zohara en particulier mettra cette dernière sur la piste de la fille de l’avocat Rozenstein, émigrée aux Etats-Unis, grâce à des signes et à de troublantes concordances, de dates et de faits.

Lorsque vers la fin du roman, l’époux Rosenstein, livre une confession troublante et rétive aux catégories morales de bien et de mal et raconte l’ « affaire de la grande Zohara » de son point de vue, c'est-à-dire du complice passif qui n’a pas voulu savoir, le lecteur ne peut que constater tristement qu’effectivement, les différentes communautés en Israël n’ont pas la même histoire. Décimée par la Shoah, présent en creux dans le roman, la famille de Rosenstein a trouvé dans ce moyen, de se reconstruire, fusse aux dépens d’autres. Ce morceau de bravoure vaut le coup qu’on le traverse un peu plus longuement : Après un compliment empoisonné à Michaël Ohayon : « Je trouve que vous avez un comportement d’Européen » (p.332), il entame une diatribe qui a le mérite d’être sans tabou, nous en citons quelques extraits :

« Croyez moi, je n’ai rien contre les orientaux, qu’ils soient Marocains, Yéménites, ou… n’importe quoi d’autre, mais si on en parle franchement, eh bien, ce sont comme les blagues sur les Polonais… Pourquoi en faire tout un plat ? Les Marocains, tous les Orientaux, se plaignent de ségrégation, comme si nous n’avions connu que le Paradis ! Justement, ce sont eux, les Orientaux, qi ont bien vécu en Diaspora, alors que nous, en Europe de l’Est… » puis, plus loin : « Avez-vous lu Terre Ancienne-Terre Nouvelle ?

Le roman de Herzel, s’étonna Michaël.

-Oui. Eh bien, Herzl, pourquoi pensez-vous qu’il ne mentionne absolument pas les Arabes ? Il rêve d’un Etat Juif qu’il décrit… La Palestine… et il parle de ce pays comme s’il n’y avait pas d’Arabes. Pourquoi ? […] Parce que, s’il les avait pris en compte, il aurait du les prendre vraiment en compte, vous pigez ? […] De même que Herzl n’a pas pu penser aux Arabes, hé bien moi, je n’ai pas pensé aux Yéménites ».

Le parallèle que Gour met dans la bouche de son personnage entre les Arabes et les juifs « Orientaux » (tout découpage identitaire est toujours vague) fait sens.

A ce propos, le choix littéraire et politique que fait Gour en faisant de la seconde Intifada une toile de fond, présente seulement en creux et qui affleure à certains moments stratégiques du roman, est éminemment significatif, presque politique. On peut, sans risquer trop de biais interprétatif y voir une mise en abyme.

Au début du roman, lorsque le corps de Zohara est découvert, des ouvriers palestiniens sont présents sur les lieux. Le commissaire Balilti, dont on comprend dès les premières lignes qu’il est hâbleur, vulgaire et raciste, agresse verbalement le personnage d’Ada Efrati, ancien amour de Michaël Ohayon et nouvelle propriétaire de la maison qui abrite le corps mutilé, alors que cette dernière tente de défendre le chef de chantier coupable du délit de faciès en ces termes : « Et voilà nos gauchistes. On leur crache à la gueule, mais eux, ils disent : tiens il pleut ! » (p.36) sous entendu, les palestiniens leur tirent dessus et eux tendent la joue gauche ! Balilti fera d’ailleurs tout pour privilégier la piste terroriste et, lorsque celle ce sera abandonnée, pour chercher des noises au chef de chantier palestinien, dans ce qu’il faut bien appeler une bavure. « Eh bien quoi, on ne peut même plus interroger un Arabe ?!! »

Balilti est l’archétype du juif nationaliste, de droite, Yair, l’assistant moqué par Balilti est le symbole du sabra, grand garçon simple qui a grandi dans un monde agricole et fermier, à l’intelligence vive et délicate etc. Les personnages de Gour, sont à l’image de la société israélienne : bigarrés, différents, multiples.

Conclusion.

Nous ne déflorerons pas entièrement le livre en donnant le nom du meurtrier, ni en analysant chacun des tous les personnages, mais nous finirons ce bref compte rendu de lecture sur un questionnement grave, mis dans la bouche de Rosenstein : Tout choix qui implique une bénéficiaire implique-t-il également un lésé ? Pour cynique que soit une telle vision du monde et de la morale, ne comporte-t-elle pas une part d’ambigüité morale, nécessaire à tout choix et qui demande de renoncer à la dangereuse et paralysante pureté totale ?

Le livre de Gour, divertissant souvent, instructif parfois, drôle ou grave toujours, constitue ainsi ce que Stanley Cavell appelle de la « morale non moralisante », une morale en question, en circonstances. Une morale au plurielle.

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